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Les conférences hebdomadaires attiraient toujours la grande foule, mais aujourd’hui, la cohue était telle que les journalistes avaient de la peine à prendre des notes. Pour la mille et unième fois, ils maugréaient contre le conservatisme et le manque d’égards dont faisait preuve Karellen. N’importe où ailleurs, ils auraient des caméras de télévision, des magnétophones, bref tous les accessoires nécessaires à l’exercice de la profession hautement mécanisée qui était la leur. Mais non ! Force leur était de se contenter d’instruments aussi archaïques que du papier et des crayons – et même, si incroyable que cela paraisse, de prendre des notes en sténo !
Il y avait eu, bien entendu, des tentatives en vue d’introduire clandestinement des magnétophones dans la salle de conférences. Les appareils étaient ressortis tout aussi clandestinement, mais un seul coup d’œil à leurs mécanismes fumants avait suffi à démontrer la futilité de l’expérience. Et tout le monde avait compris pourquoi il était recommandé de laisser à l’extérieur les montres et autres objets métalliques dans l’intérêt de leurs propriétaires…
Comble d’iniquité, Karellen enregistrait lui-même tout ce qui se disait pendant la séance. Des reporters coupables d’inattention ou de falsification – mais c’était très rare – s’étaient vus convoqués par des subalternes qui les avaient priés au cours d’une entrevue brève mais désagréable d’écouter avec attention l’enregistrement des propos que le Superviseur avait réellement tenus. La leçon n’avait pas eu besoin d’être répétée.
La façon dont les rumeurs couraient était étrange. Aucune annonce préalable n’était faite et pourtant la salle était invariablement comble chaque fois que Karellen avait une déclaration importante à faire, événement qui se produisait deux ou trois fois par an en moyenne.
Les murmures se turent quand le grand portail s’ouvrit. Karellen apparut et prit place sur l’estrade. Il faisait sombre – la pénombre correspondait sans aucun doute à la lumière du lointain soleil des Suzerains – et le Superviseur de la Terre n’avait pas mis les lunettes fumées qu’il portait d’habitude quand il sortait au grand jour.
Au brouhaha des salutations, il répondit par un protocolaire « Bonjour à tous » avant de se tourner vers un personnage de haute taille à l’air distingué qui se tenait au premier rang de la foule. M. Golde, doyen du Club de la Presse, avait peut-être été l’inspirateur de l’annonce très butler britannique : « Trois journalistes, mylord, et un gentleman du Times. » Il s’habillait et se comportait comme un diplomate de la vieille école : personne n’hésitait à le prendre comme confident et personne n’avait jamais eu à le regretter.
— Il y a beaucoup de monde aujourd’hui, monsieur Golde. Vous devez être à court de nouvelles.
Le gentleman du Times sourit et s’éclaircit la gorge.
— Je compte sur vous pour y remédier, monsieur le Superviseur.
Il observa intensément Karellen tandis que celui-ci préparait sa réplique. Il était exaspérant de ne pouvoir déchiffrer d’expressions sur les visages des Suzerains, aussi impénétrables que des masques. Leurs grands et larges yeux dont la pupille était contractée même sous ce médiocre éclairage plongeaient un regard insondable dans ceux, ouvertement inquisiteurs, des humains. Le double orifice respiratoire de leurs joues – si le mot joue convenait pour désigner ces renflements cannelés couleur de basalte – exhalait un sifflement quasi imperceptible tandis que les hypothétiques poumons de Karellen aspiraient péniblement l’air ténu de la Terre. Golde ne discernait que de minuscules poils blancs qui palpitaient rigoureusement à contretemps du cycle respiratoire. On pensait généralement qu’il s’agissait de filtres antipoussière et l’on avait édifié à partir de ce fragile postulat des théories complexes sur la composition de l’atmosphère du monde natal des Suzerains.
— Oui, j’ai en effet des nouvelles à vous annoncer. Vous n’êtes évidemment pas sans savoir qu’un de mes ravitailleurs a récemment quitté la Terre pour retourner à sa base. Nous venons d’apprendre qu’un passager clandestin était à bord.
Cent crayons s’immobilisèrent, cent paires d’yeux convergèrent sur l’extraterrestre.
— Un passager clandestin, dites-vous, monsieur le Superviseur ? répéta Golde. Puis-je vous demander qui était cet homme – et comment il s’est introduit dans le vaisseau ?
— Il se nomme Jan Rodricks. C’est un étudiant en ingénierie de l’université du Cap. Les autres détails, vous les découvrirez sans aucun doute par vous-mêmes. Vos méthodes d’investigation sont très efficaces.
Karellen sourit. Son sourire était quelque chose de bien singulier. Il était presque entièrement limité à ses yeux. Sa bouche rigide dépourvue de lèvres ne bougeait pour ainsi dire pas. Était-ce là une de ces nombreuses attitudes humaines que le Suzerain imitait avec tant d’art ? Globalement, en effet, c’était la mimique du sourire et on l’admettait aisément comme telle.
— Quant à la technique qu’il a utilisée, c’est d’une importance secondaire, continua le Superviseur. Je puis vous assurer, vous et tous les astronautes en puissance, qu’il sera impossible de réitérer cet exploit.
— Que va-t-il advenir de ce jeune homme ? insista Golde. Sera-t-il rapatrié ?
— Cela n’est pas de mon ressort, mais j’ai tout lieu de penser qu’il reviendra par la prochaine nef. Les conditions d’existence qu’il trouvera en arrivant seront trop… étrangères pour qu’il se sente à son aise. Ce qui m’amène à l’objet essentiel de la conférence d’aujourd’hui.
Karellen ménagea une pause. Le silence s’épaissit.
— Le fait que la Terre est interdite d’espace a provoqué un certain mécontentement parmi les éléments les plus jeunes et les plus romanesques de la population. Nous avions nos raisons pour prononcer cet interdit : nous ne prohibons pas pour le plaisir. Mais vous est-il arrivé de vous demander – pardonnez cette analogie qui manque un peu d’obligeance – ce qu’éprouverait un homme des cavernes brusquement transporté dans une de vos cités modernes ?
— Il y a une différence fondamentale, protesta le Herald Tribune. Nous avons l’habitude de la Science. Il y a très certainement sur votre planète beaucoup de choses que nous ne comprendrions pas, mais nous n’y verrions aucune magie.
— En êtes-vous bien sûr ? (Karellen parlait si bas qu’on avait de la peine à entendre.) Cent ans seulement séparent l’âge de l’électricité de l’âge de la machine à vapeur, mais comment un ingénieur de l’époque victorienne réagirait-il devant un poste de télévision ou un ordinateur électronique ? Et combien de temps survivrait-il s’il se mettait à chercher à savoir comment ils fonctionnent ? Le gouffre qui sépare deux technologies peut facilement devenir assez profond pour être… mortel.
— On a de la veine, murmura Reuters à l’oreille de la B.B.C. Il se prépare à faire une déclaration politique importante. Les symptômes ne trompent pas.
— Et ce n’est pas la seule raison qui nous a conduits à enfermer les humains dans le ghetto de la Terre.
La lumière pâlit et s’éteignit complètement tandis qu’une forme opalescente prenait naissance au centre de la salle. Elle se coagula, se muant en un tourbillon d’étoiles. C’était une nébuleuse spirale observée d’un point situé bien au delà du plus extérieur de ses soleils.
La voix de Karellen s’éleva dans l’obscurité.
— Jamais un œil humain n’a encore contemplé ce spectacle. Vous êtes en train de regarder votre propre univers, la galaxie-île à laquelle appartient votre Soleil telle qu’elle apparaît à l’observateur à une distance d’un demi-million d’années-lumière.
Un long silence suivit ces mots. Puis Karellen enchaîna ; mais maintenant, il y avait dans sa voix quelque chose qui n’était ni tout à fait de la pitié ni à proprement parler du mépris :
— Votre espèce est apparue notoirement incapable de régler les problèmes de sa petite planète. Quand nous sommes arrivés, vous étiez sur le point de vous détruire de vos propres mains grâce aux pouvoirs que la science vous avait imprudemment fournis. Sans notre intervention, la Terre serait aujourd’hui un désert radio-actif. À présent, la paix règne et la race humaine est unifiée. Vous serez bientôt assez civilisés pour gérer les affaires de la planète sans notre aide. Peut-être pourrez-vous finalement faire face aux problèmes que pose l’administration d’un système tout entier – disons une cinquantaine de lunes et de planètes. Mais croyez-vous vraiment pouvoir un jour avoir la maîtrise de ceci ?
La nébuleuse se dilata. Les étoiles, maintenant animées d’un mouvement impétueux, surgissaient et s’évanouissaient aussi vite que les étincelles d’une forge. Et chacun de ces fugaces éclairs était un soleil autour duquel tournoyaient un nombre indéterminé de planètes.
— Votre galaxie compte à elle seule quatre-vingt-sept mille millions de soleils, chuchota Karellen. Et ce chiffre lui-même ne donne qu’une faible idée de l’immensité de l’espace. Si vous tentiez de relever ce défi, vous seriez semblables à des fourmis qui essaieraient de répertorier et de classifier tous les grains de sable de tous les déserts du globe. Non, à l’étape actuelle de son évolution, votre race est dans l’incapacité de relever ce formidable défi. Ma tâche consiste en partie à vous protéger des forces qui sont tapies au milieu des étoiles, des forces qui transcendent tout ce que vous pourriez imaginer.
L’image embrumée des brasiers galactiques s’effaça. La lumière revint dans la vaste salle soudain silencieuse.
Karellen fit demi-tour pour sortir. La conférence était terminée. Arrivé à la porte, il s’arrêta et se tourna vers l’assistance frappée de mutisme.
— C’est une idée cruelle, mais vous devez la regarder en face. Peut-être votre domination s’étendra-t-elle un jour sur les planètes. Mais les étoiles ne sont pas pour l’Homme.
Les étoiles ne sont pas pour l’Homme. Oui, les humains seraient déconfits de voir les portes du ciel se refermer sur leur nez, mais il fallait qu’ils apprennent à faire face à la vérité – à la part de vérité, tout au moins, que l’on pouvait miséricordieusement leur montrer.
Dans la lointaine solitude de la stratosphère, Karellen contemplait la planète et les créatures confiées à sa garde, mission dont il se serait bien passé. Il songeait à tout ce que l’avenir tenait en réserve, il songeait à ce que serait ce monde dans une douzaine d’années.
Les humains ne sauraient jamais quelle chance ils avaient eue. En l’espace d’une vie d’homme, l’humanité était parvenue à un bonheur qu’aucune autre race n’avait jamais connu. Ç’avait été l’âge d’Or. Mais l’or est aussi la couleur du couchant, la couleur de l’automne. Et seules les oreilles de Karellen pouvaient percevoir les premières plaintes des tempêtes de l’hiver.
De même qu’il était le seul à savoir avec quelle inexorable hâte l’âge d’Or approchait de sa fin.